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RÉSOLUTION

I – Octave

L’usage du mot « résolution » appliqué à une image est apparu avec la télévision et surtout avec l’ordinateur, lequel permettait d’affecter à un point de l’écran cathodique des coordonnées mathématiques. Une image devenait du même coup reproductible à l’infini. Ceux d’entre nous qui ont pu avoir l’un de ces appareils entre les mains dès les années 1980 ont pu croiser de telles expressions : résolution ou définition graphiques… Une brève recherche m’a appris que, si les adjectifs ont changé, les substantifs continuent d’être employés en ce sens. Cependant, dans notre langue, résolution se rapproche plus de décision que de définition. La résolution est la décision que l’on s’applique à soi-même ; « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté » écrit Rousseau.[1]

On avait au XVIIIe siècle l’idée que le monde devait pouvoir s’organiser en fonction d’un plan préétabli, pourvu que celui-ci fût assuré sur des fondements rationnels. Cette idée ne nous a pas complètement quittés, mais nous ne savons plus la contempler avec la même assurance. Pourtant, l’univers qui l’a conçue était tout sauf innocent : à bien des égards, il était plus redoutable que le nôtre ; mais il accordait à la raison une place singulière que nous n’identifions plus tout à fait. Il s’est créé un décalage, peut-être par l’effet même de la Révolution qui voulait justement placer la raison au centre.

Lorsque l’église Saint-Pierre de Tulle fut bâtie, l’idée d’un renversement radical de l’ordre du monde était encore inimaginable. En revanche, les principes qui ont conduit à la doter d’une nef octogonale avaient déjà leur histoire et exprimaient, là comme ailleurs, l’ambition de participer à la réforme du siècle en dotant les fidèles d’un édifice conforme à une certaine idée de perfection. Son très lointain modèle est la tour des Vents à Athènes, contemporaine de la fin de la République romaine, et un autre plus récent, datant du VIe siècle, est la basilique Saint-Vital de Ravenne dont le plan octogonal strict serait repris et amplifié dans la chapelle palatine à Aix-la-Chapelle deux siècles plus tard.

Alors que j’écris ces lignes, je vois qu’en musique l’octave se définit comme« l’intervalle séparant deux sons dont la fréquence fondamentale du plus aigu est le double de celle du plus grave ».[2] Le mot nous est familier ; son association au vocabulaire musical l’est aussi – mais son emploi plastique l’est moins. Annie Paule Thorel se préoccupe depuis longtemps des rythmes. Son travail graphique et pictural n’est pas totalement distinct de celui qu’elle a pu produire depuis la Maison de la Radio – la « maison ronde » comme disent ceux qui y ont passé quelque temps. Mais nous voici dans une maison octogonale, celle de l’ancien Carmel de Tulle. Ici, c’est la peinture qui fait le tour des murs – et non les sons. Nous attendrons de voir comment, dans la lumière matinale, les couleurs projetées des vitraux vont jouer avec celles du peintre.

II – Unisson

Dans les arcades, nous comptons six couleurs dominantes. Six, car deux faces de l’octogone se refusent à la peinture : l’entrée et l’autel.

Bleu, noir, vert, orange, gris, jaune. Étrangement, André Cadere nous revient soudain à l’esprit. Est-ce le produit d’une discussion aujourd’hui même ou simplement parce que lui aussi s’occupait d’harmoniques ? Suivant un système d’apparence complexe, mais à la formulation d’une simplicité toute mathématique à laquelle il s’est tenu jusqu’à la fin, il avait mis en place un rythme qu’il considérait comme son travail. On se contentera de dire ici que ce travail avait débuté sur la pierre, dans des dessins pratiqués à la bombe dans la rue au début des années 1970. Un film Super-8, tourné par Sarkis, documente cette action vouée essentiellement à l’oubli, faite pour la disparition.

Il en sera de même d’Octave N° 4 d’Annie Paule Thorel. Souvent nous assimilons le temps d’une exposition à une simple réunion de peintures plus ou moins réussie, mais exposer c’est composer, dans un temps court. Qu’est-ce que l’interprétation musicale, sinon la répétition, plus ou moins réussie et plus ou moins fidèle d’une composition intimement liée à son auteur et à l’instant où il la livre pour la première fois ? L’octave est le passage d’une note à l’autre ; non pas à une autre, mais à celle qui lui succède au terme d’une même gamme – elle va du do au do : du même au même, mais entre les deux une gamme entière s’étale, décomposable à l’infini du point de vue des fréquences sonores.

Alors, la répétition n’en est pas une. Malgré l’apparente stabilité de la structure, par laquelle se répètent certaines fréquences chromatiques (les dominantes), tandis que s’insèrent des halos ou des disques d’autres couleurs, mélanges des premières (des roses, d’autres bleus, d’autres verts…), il n’y a qu’un mouvement par lequel l’œil glisse à même la surface, fait le tour, va de bas en haut et inversement. Nous sommes dedans, dans la peinture – dans une sorte de peinture dont seuls les Russes ont su donner la définition exacte, dans la suite des grands précurseurs, Kandinsky, Malévitch…

Ce mot – mais le français regimbe, il ne parvient pas à le rendre ; ce mot, s’il faut le dire dans cette langue-ci, ce serait : « art spatial », « art de l’espace », un art conçu de façon éphémère pour occuper les lieux publics, les avenues, les places : un art dont le module ne saurait plus être le tableau, ni même le plan, mais bien les trois dimensions de l’espace géométrique.

Alors, la composition peut toucher au but. Le rapport entre des formes simples –qui occupait tant l’auteur de Point et ligne sur plan de même que ses compagnons du Bauhaus[3]– se résout surface par surface. Les pans séparés se résolvent dans le volume, chacun faisant face à un autre et ayant de part et d’autre celui qui a été conçu pour cette contiguïté. Ce qui, vu de près, est halo devient disque de loin ; disque ou sphère, car la résonance chromatique entre en jeu à son tour, et l’espace qui va de l’une à l’autre – espace physique entre deux disques, ou intervalle entre deux fréquences. Le son absent, seules jouent les formes en suspension, et leurs couleurs qui les détachent ou les enfoncent dans l’espace profond de la paroi – ce concept lui aussi est russe : c’est l’espace du dedans, quand la forme perce le fond. Quand elle sort au contraire, elle vient au-devant de nous ; elle est dans l’espace supérieur, l’espace haut comme l’appelle Erik Boulatov.

Voyons-nous soudain se matérialiser, dans l’octogone de cette ancienne église l’une des expressions possibles de ce que Franz Werfel a appelé Sephirodrom dans cet étrange récit qu’est L’Etoile de ceux qui ne sont pas nés ?[4]

En cet endroit où les études ne ressemblaient pas au Gymnasium de sa jeunesse, mais davantage à un Tibet rêvé, des jeunes gens se déplaçaient librement entre les corps célestes, rassemblés sous la voûte d’un temple construit à l’imitation d’une montagne, faisant fi de l’échelle et des milliards d’années- lumière de distance.

François Michaud

5 mai 2015

Texte Catalogue : Eglise Saint-Pierre Tulle     Création 2015 Octave n°4   ANNIE PAULE THOREL

[1]Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Amsterdam, 1762, Livre I, chap. VIII.

[2] http://fr.wikipedia.org/wiki/Octave_%28musique%29

[3]Vassily Kandinsky y enseigne lorsqu’il rédige cet ouvrage, publié en 1926 sous le titre PunktundLiniezuFläche aux éditions du Bauhaus, à Dessau.

[4] Depuis son exil californien, Franz Werfel écrivit de 1943 à 1945Stern der Ungeborenen: EinReiseroman, récit d’un voyage post mortem dans une société séparée de la nôtre de plusieurs centaines de milliers d’années, qui fut d’une portée considérable pour la littérature d’anticipation américaine ultérieure.

ANNIE PAULE THOREL

La peinture a ceci de fascinant qu’elle traverse les siècles sans jamais cesser de se renouveler, tout en interrogeant de la manière la plus constante son existence même. Si l’occident a associé depuis plusieurs siècles jusqu’à une période récente, et en particulier l’ensemble du mouvement moderne de Courbet à Picasso et aux plus abstraits des peintres, la peinture à l’art, c’est que la peinture s’interroge par elle-même sur son existence même, son être, en tant qu’art. D’une certaine manière, nous pourrions affirmer que la peinture, constituée d’un ensemble d’objets faisant pensée, est une ontologie, ou qu’elle est ontologique à l’art.

Toute peinture est une tentative de formuler sa propre existence tout en se donnant à voir. Mais comme l’être, elle joue d’une ambivalence entre ce qu’elle est et ce qu’elle donne à voir. Ce qu’elle est répond du processus de création, du protocole plus ou moins défini par l’artiste pour atteindre une certaine finitude de l’œuvre. Ce qu’elle donne à voir est une surface plus ou moins plane, plus ou moins colorée, avec plus ou moins de motifs, de représentations du monde, etc., et cet ensemble est engagé dans une relation avec le regardeur sans aucune finitude possible.

La peinture d’Annie Paule Thorel répond très justement à cette ontologie de l’action. Sans entrer dans une classification trop détaillée de ses œuvres, elles s’offrent à nous par des ensembles formellement différents : certaines sont constituées de bandes verticales rectilignes ou avec une ondulation, d’autres sont des ensembles de disques, d’autres encore sont constituées de formes allant vers le disque mais sans jamais l’atteindre, tandis que certaines autres penchent du côté du losange, sans jamais y parvenir non plus. Cette description, même sommaire, donne un aperçu de ce que nous voyons. Mais cette description est insuffisante.

En un autre temps, les critiques parlaient volontiers pour décrire la peinture – parfois de manière caricaturale -, de vibration à sa surface. Était-ce probablement la réalité pour une part de la production picturale, et une attribution de convenance pour une autre part. Chez Annie Paule Thorel, cette vibration est l’un des enjeux majeurs de sa peinture. Cette vibration est de l’ordre du son, si ce n’est de la musique. Les ondes traversent les tableaux de part en part, avec des intensités différentes selon l’épaisseur du trait, de l’application du pinceau ; les bulles de notes montent et descendent au grès des couleurs sur des fonds unis comme une nappe musicale ; les losanges de la Chapelle Saint-Nicodème de Guènin composent une fugue dont le tempo varie selon le mur.

Voilà ce que voit le regardeur, l’expérience qu’il fait de son travail. Volontairement, Annie Paule Thorel l’inscrit dans la tradition de la peinture américaine, du Colorfield au minimalisme, sans nier l’héritage de Pierre Tal Coat. Pour elle, la peinture reste une expérience du peintre transmise au regardeur dont le tableau est la base. Il est remarquable de voir une artiste fidèle à ce support et à des formats petits et moyens. Ces choix révèlent un souci majeur, de continuer l’interrogation de l’art à partir d’une démarche pictural de l’action, de l’expérience, du sens. Si sa peinture s’enracine dans une tradition moderne du XXe siècle, elle cherche à être une pratique contemporaine hors des modes, à la fois philosophique, dans un certain sens, et musical dans un autre. L’artiste travaille à réunir ces trois champs dans la vision qu’elle nous donne de l’art.

Dans l’introspection de son œuvre, il est très important de savoir qu’Annie Paule Thorel travaille elle-même ses couleurs, qu’elle utilise le procédé de l’encaustique pour toutes ses toiles. C’est-à-dire que le processus même de l’œuvre s’amorce dans une tradition occidentale de la peinture, au service non pas d’une forme qui serait moderne ou contemporaine, mais d’une action et donc d’une expérience du monde transcrite par une musique composée de tonalités souvent vives, mais dont le tempo varie. Cette phase préparatoire n’est pas à dissocier du processus de création, mais au contraire faut-il la comprendre incluse au même titre que l’outil de l’artisan est aussi fait de sa main. Il serait facile de parler d’alchimie, mais dans le cas d’Annie Paule Thorel, il faudrait plutôt parler de logique sans en retirer la poésie qui en découle.

Il y a chez Annie Paule Thorel une véritable incarnation de la peinture, à la fois dans un processus qui procède de la matière, et dans une expérience de l’invisible musique des couleurs du monde dont elle fait l’expérience pour nous la donner. Par sa pratique et ce qu’il en résulte, elle nous offre une peinture qui perpétue une tradition réflexive ancrée dans l’histoire moderne mais impossible en dehors du contemporain. Cette contemporanéité est cette légèreté de la vibration des lignes, cette évanescence des bulles qui éclatent en couleur, cette évidence des pans de couleurs qui, loin de s’imposer aux murs blancs des lieux, semblent en advenir.

Jean Marc Avrilla

Septembre 2014

Galerie DJEZIRI-BONN. Texte pour le site

L’œuvre d’Annie Paule Thorel est en constante mutation. Elle évolue à un rythme non linéaire .Des particularités singularisent chaque ensemble. Dans les premiers dispositifs la gestualité est mise en retrait au profit de la texture, de la forme, de la chorégraphie. Les formes sont écartées, empilées, accolées ou distanciées. Elles trouvent leur place lorsque la nécessité est ressentie de les faire se tenir ensemble.

Dans d’autres séries, les lignes peintes à main levée inscrivent une fragilité du geste et une temporalité différente. La surface se construit ligne après ligne, strate après strate. L’organisation relève de la sinuosité, de l’addition, du chevauchement de la couleur dans l’échelle des proportions du tableau, son mode et sa surface propre. La présence est assignée dans la dernière surface et assise dans l’ordre circonstanciel des couches successives.

Dans les séries Tyria et Octave, l’opacité, la densité de la couleur sont mises en avant de même que la scansion des bandes ou des cercles accordés, de façon à construire un espace spécifique possédant une énergie interne et une lumière propre. Tous ces ensembles sont les lieux d’un questionnement des mécanismes de la perception, du rythme, du geste, de la couleur.

Chaque tableau a son enjeu autonome, entre indépendance et interdépendance.

Le travail d’Annie Paule Thorel s’accompagne d’une pratique du dessin, d’études, de maquettes, de réalisation de livres d’artiste : autant d’occasions de susciter des alliances permettant une lecture globale et la perception d’une variété de sensation : poids, pulsation, tension, temps. L’exploration des échelles chromatiques est nourrie par des voyages : lumières, rythmes, atmosphères des lieux, habits, objets culturels…

Annie Paule Thorel se sent proche d’œuvres très différentes comme celles de John Chamberlain ou celle de Mary Heilmann pour leurs diversités formelles ou encore celle de Joël Shapiro pour les dynamiques dans sa sculpture, Shirley Jaffe pour ses constructions colorées et de Pierre Tal Coat pour les notions de présence et de lumière.

 

Alain Coulange

2014

Exposition Galerie AnyWhere : After The Nigth

Elle a pris dans ses mains ces choses légères, les a lancées dans l’espace comme une acclamation. Des vols se sont groupés de formes et de couleurs, qui dans l’équilibre où ils sont ne songent pas encore à retomber.

L’ENVOL ET L’ACCLAMATION

Ce qui nous est révélé ici de l’ordre du monde, c’est une intime affinité – celle de Saint-Nicodème, bien posée dans sa pierre, avec, dans le secret, comme une respiration, une pensée : cet agencement léger et lumineux, médité longuement, patiemment préparé par Annie Paule Thorel dans son atelier. Couleurs composées une à une (vrai travail d’alchimiste), passées au crible de voiles in-tissé qui en retiennent plusieurs ensemble, avant de jouer dans le voisinage d’autres surfaces telles. Plusieurs noirs se déclinent, plusieurs mauves, plusieurs jaunes, et ainsi de suite pour former, de ces quelque cent pièces, bien des arcs-en-ciel jamais vus. A l’abri de ces murs, une saison secrète s’épanouit : Nicodème n’est-il pas cet homme qui rencontra le Maître nuitamment, cherchant dans l’ombre quelque lumière ?

Les rigoles, les ruisseaux du vide courent entre les pièces. Encore n’est-ce pas n’importe quel vide : celui-ci soutient et porte ces morceaux de matière et de sens. C’est un blanc, il parle avec les couleurs sans creuser autour une absence. Il offre à notre esprit la richesse et l’évidence d’un agencement provisoire, comme est provisoire la vie des humains. La chapelle, installée dans une durée plus grande, regarde avec bienveillance ce qui l’habite pour l’instant. C’est ainsi qu’on définit la fête : un temps intense et éphémère, au cœur d’une durée plus vaste, défiant l’esprit. L’enjeu était de ne pas « illustrer » la chapelle : quel besoin, pour une chapelle, d’être illustré ?

Elle s’élance dans son être de chapelle, se tient debout sous le crayon de l’architecte, dans l’effort du maçon, résiste le temps qu’on l’assiste dans sa durée, qu’on l’entretient…dans un certain envol aussi, une assise qui est envol. Pas davantage ne fallait-il ici présenter une œuvre qui, ailleurs, existerait. « Ailleurs » dans ce lieu n’a pas d’existence : ici et maintenant, cela suffit.

Car c’est un geste simple que lancer les couleurs, les disperser, grouper ; suspendre leur envol, afin qu’il dure ce que dure l’envol. Un enfant le comprend : nous sommes cet enfant, il n’y a là qu’acclamation et silence, et le temps de la retombée. Pas d’écho, ou bien s’il en est un – nos pas dans la chapelle, sous la voûte de nos voix – c’est nous. Elles me résonnent, ces formes colorées, elles font de moi réponse.

Or comme il n’y a rien de simple dans la nature – c’est la cuisson du monde, dit Annie Paule Thorel – rien n’est plus simple non plus dans cet ouvrage : ni deux formes semblables, ni deux ensemble, ni deux couleurs. Mais c’est aussi pourquoi nous étions attendus : il y fallait notre regard, pour en révéler la simplicité.

 

Jean-Marie Perret

2008

 

L’ART DANS LES CHAPELLES. Art contemporain et patrimoine religieux 17e édition

Chapelle Saint-Nicodème, Guénin, Morbihan

D’une première rencontre avec le travail d’Annie-Paule Thorel en 2006, j’ai gardé le souvenir d’une recherche dans plusieurs directions qui se développaient en parallèle comme en résonance :

Une série de portraits très colorés et lumineux réalisés au pastel et qui bien que figuratifs laissaient la place à la lumière au détriment de la ligne.

Des tableaux-séries, espaces de peinture occupant toute la surface de la toile. Les nuances du médium créent, par sa densité, des vibrations mates – car la peinture à l’huile d’Annie-Paule Thorel refuse la brillance- soulevant les étendues et révélant les profondeur.

Des fragments d’espace, espaces de peinture sur voile, occupant l’espace d’un mur ou d’une toile sollicitant tant le regard que le corps. C’est, étrangement, à leur sujet et non pas en référence aux portraits que nous avons évoqué ensemble les peintures du Fayoum.

L’exposition de 2006 à la médiathèque d’Auxerre, arrière-pays d’un questionnement central sur la peinture, donnait à voir livre-objets, rouleaux peints refermés sur le secret d’une présence cachée.

Ces cheminements sont à l’œuvre dans ce qui s’offre à nous de l’actualité du travail pictural d’Annie-Paule Thorel. La filiation n’est pas à rechercher dans la ressemblance esthétique avec ses références mais dans une posture mentale qui interroge le monde : que peut dire la peinture pour le monde et sur le monde, ses origines et donc sur la vie et la mort ?

Dans cette quête Annie-Paule Thorel dit combien sa peinture naît de l’incertitude et de l’abandon de tout savoir faire a priori. Cette quête est expérience au sens presque alchimique du terme. Pigments et liants sont soumis à des protocoles de mélanges improbables, révélant une matérialité inconnue déposée sur un support de voile dans un geste qui génère ces formes comme sculptées par le tournoiement de la matière dans l’espace-temps cosmique.

Encore la matière et la forme ! Ce n’est certes pas une nouveauté dans l’histoire de l’art ; tout a été osé de la fabrication des pigments à l’utilisation des matériaux les plus divers qui caractérise la création du XXème siècle et comme le rappelle Florence de Mèredieu dans Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne, « la matière n’est plus seulement conçue comme substance, support, élément pesant mais de plus en plus comme onde et énergie ».

Ainsi définie l’immatérialité de la matière est une conception contemporaine partagée par les artistes et les scientifiques, « conception savante, relevant, elle, de la religion, de la philosophie et des divers savoirs naissants » et en cela elle fait le lien entre l’art moderne les arts antiques et classiques.

La posture artistique d’Annie-Paule Thorel oscille entre une soumission à la contingence matérialiste de la matière et une conception savante en effet: « Ce que poursuivent parallèlement chercheurs scientifiques et artistes c’est cette part de l’irréductible dans la représentation du monde », dit-elle.

Que voyons-nous dans ces œuvres ?

Un ensemble de formes parentes dans leur genèse, leur texture libérant la lumière captive. On perd parfois le sens de l’échelle : météorite, grain de poussière, groupes d’atomes, cordes, rythme de lignes qui recèlent leur programme en devenir ?

Le mystère d’une présence c’est sans doute cela que l’on voit : des particules de matière déposées ou comme en suspens, des surfaces qui semblent flotter comme en devenir sculptural, ou stabilisées en une composition abstraite.

Pour en éprouver tout le sens on a envie de les rassembler, voire même d’élargir le compagnonnage à certains peintres primitifs ostensiblement présents à livre ouvert dans l’atelier.

Les peintures sont posées là dans l’espace blanc. J’emprunte à Jean-Christophe Bailly la belle expression d’ « Apostrophe muette » pour traduire le sentiment d’une épiphanie qui fait basculer l’espace en un lieu qui n’étant pas celui de la mort la contient puisqu’il est celui de la vie.

Christiane Clairon-Lenfant

ENTRE QU4TRE, Espace Belleville, 2007, catalogue

De la trace à la trame, de l’un au multiple, de l’informel au formel, dans les divisions parcellaires, qui sont autant de seuils, autant de portes, peut se juxtaposer aussi bien le très lointain et le très proche.

Ce qui s’enlise, dans la peinture de Annie Paule Thorel et ce qui affleure c’est le grand et le petit, le très ancien et l’actuel, le vécu et le rêve, l’archéologie et l’utopie, comme le signe de son existence au monde. Du latent au patent, différents niveaux de perception, différents possibles se trouvent ainsi mis sur le même plan, celui du tableau.

Ce qui unit les choses dans la fragmentation, ce qui instaure un flux dans la continuité, et « capillarise » l’ensemble, c’est l’implication profondément humaine, la référence au corps inscrit dans le monde, même si son image n’est pas forcément visible et repérable en tant que telle dans l’espace du tableau

Dans ses recouvrements successifs, ses accumulations mais aussi ses retraits Annie Paule Thorel « tamise » la peinture pour ne garder qu’un dépôt de pigments colorés sur la toile faisant écho à sa vigilance et qui prend la qualité d’un territoire. Ainsi elle nous offre des aires pour cheminer, des  peaux pour envelopper notre avenir, des espaces de commencement.

La peinture ne discourt pas, elle unit. Elle introduit à la présence.

Dans la kyrielle des regards, le sien n’expatrie pas mais au contraire accueille et participe. Un regard qui interroge l’infini du désir.

Alice Baxter

2007

« CE PRÉSENT DE TOUJOURS »

Le regard d’Annie Paule Thorel est libre, il ne prend pas, vacant, il voit. Mais est-ce le regard ou le corps qui se fait voyant ? Il voit puis oublie. Oubli nécessaire car lorsqu’elle peint tout est ramené pêle-mêle dans le filet du geste, dans la couleur broyée par ses soins, dans l’absence d’intention, dans la vigilance de sa seule préoccupation, la peinture.

C’est alors une mémoire rendue comme la mer rend à la plage ce qu’elle a roulé, brassé, étreint, pétrit dans ses mains d’eau, dans son corps agité, respirant, pénétré d’éternel.

Pas besoin de raconter l’Histoire pour Annie Paule Thorel, juste un art d’inciser la vie en lançant des poudres de couleurs sur la toile.

Au delà ou en deçà des images, peinture matricielle. Peinture qui déjoue les séparations entre les lieux, les choses, les êtres pour suivre l’ « autre lieu », un lieu « commun » à tous.

Il y a la ténacité du chercheur et la joie de l’enfant.

Roxane MENGUELLE

Septembre 2005

La peinture devient majestueuse lorsque apparaît enfin une énigme, un mystère, un véritable secret qui se présente à nous bien enfermé, ici, incontournable sous nos yeux. La provenance et la construction de ce secret sont bâties sur de l’humanité, et aussi sur ce qui lui échappe. Quelque chose d’autre en plus, non repéré dans cette humanité, un lien entre la vie, et cette vie propre de la peinture, une liaison fulgurante. Elaboration d’une véritable pulsion scopique qui instaure un dialogue entre l’œuvre et le monde. La peinture pour Annie Paule Thorel est un mode de production qui fait exister, sous forme de transversalité annonciatrice, une autre vie. Heureux ceux qui voient.

Mick TEXIER

2005

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